Article 10 : Ma tour d'ivoire

Chaque être vivant sur terre est unique.
Voilà une pensée commune que nous connaissons tous. Néanmoins, comment parvenir à faire vivre pleinement en nous cette vérité ? Nous la connaissons, mais y croyons-nous vraiment ?

En vieillissant et en acceptant doucement qui je suis, j'ai ce sentiment fragile et délicat d'accéder, petit à petit, à une meilleure compréhension de moi-même. Mais je suis forcée d'admettre qu'il m'est toujours difficile de ressentir vibrer en moi ma singularité.
Je cherche alors désespérément à l'extérieur ce sentiment d'existence à travers la poésie du monde : une lecture plaisante, un paysage enivrant, une rencontre surprenante, une nourriture délicieuse, un sourire généreux...
Cependant, ces beautés sont des éclats éphémères qui font vibrer mon cœur durant un instant avant de faire résonner à nouveau l'écho de la solitude dans tout mon Être...
Entre cet amour distant que je me porte et la froideur du monde extérieur, ma quête personnelle semble d'avance perdue.

Les gens vivent avec de nombreux masques car ils n'ont pas appris à exister autrement : dès l'enfance, nous apprenons à posséder des biens et à endosser des rôles. L'adulte se construit à travers le filtre de ses représentations mais, sans s'en rendre compte, il finit par perdre la clé de son infinie profondeur. L'écho de son cœur et de ses désirs pour la vie ne sont plus perceptibles pour son âme qui est emprisonnée dans les nombreuses croyances qui ont édifié sa réalité. Chaque vie humaine est ainsi déviée de son essence propre chavirant tragiquement dans la banalité et la fadeur de se lever chaque matin sans but personnel à conquérir...
Le matérialisme dirige notre rapport au monde. L'individualisme dénature notre lien aux autres. Les échanges s'appauvrissent, les silences s'installent et les gens ne s'écoutent plus. Nous avons peur d'aimer l'humain. Et encore plus nous-même car nous ne savons plus comment nous rencontrer, perdus dans une vie illusoire.

Ce monde, qui m'a été proposé à ma naissance, ne fait vivre en moi aucun sentiment d'appartenance.
Je n'y trouve aucun foyer. Alors j'ai décidé de créer le mien, un univers dans lequel je goûterai au bonheur d'être enfin à ma place et qui abriterait mon humanité :
– un peu comme un pays dont le climat me permettrait de respirer singulièrement,
– un peu comme une forêt dans laquelle la nature respectée pourrait nourrir mon âme,
– un peu comme un village dont l'accueil chaleureux déploierait en moi un sentiment d'apaisement
– un peu comme une cabane dans laquelle je pourrai charpenter ma sécurité intérieure.
Et revenir en moi aujourd'hui me permettra de me réouvrir au monde demain.

Dans ma tour d'ivoire je rêve : mes émotions créent le songe d'une infinie compréhension humaine qui serait à la hauteur de notre mystère et de notre complexité. Dans ce rêve, les gens ne s'intéresseraient plus à leur semblable comme si la vie était une liste de fonctions à assumer ou de choses à posséder.
Mais ils se préoccuperaient de cet autre en lui demandant ce qui émerveille son âme et serre son cœur. Car je pense naïvement, mais surtout simplement, que c'est en se reliant à cet essentiel qui nous compose, que nous saurons aimer véritablement. Mais il n'y a pas assez de cœurs courageux...

Aujourd'hui, j'avance à petits pas et je découvre que la vie s'harmonise grâce à la beauté et la noirceur de notre dualité humaine : nos émotions touchent ces deux pôles contradictoires et inséparables à la fois.
Et la permanence de nos sentiments s'inscrit autant dans ce dégoût pour la vie qui nous envahit parfois, tout comme cet amour passionné qui s'invite lors des moments heureux de notre existence.
A l'image de ce que nous choisissons d'incarner sur terre, notre profondeur se révèle au gré de nos pensées et de nos actes, parfois sombres, parfois lumineux.

Peut-être que l'antidote de l'humanité réside dans notre volonté courageuse et sincère de façonner notre Être vers ce qu'il a de plus honorable : ouvrir les yeux sur cette importance capitale de dompter notre ego et de cheminer valeureusement vers notre vulnérabilité pour atteindre une issue plus sensible et altruiste.
Nous avons tout à y gagner pour vivre ensemble. Une porte de générosité vers plus de bienveillance.
Braver la peur de rencontrer nos pensées nées de l'égo et qui nous ont permis de survivre un temps à la rudesse de l'existence.
Mais un jour, il est temps d'avoir l'audace de découvrir qui nous sommes réellement. Un jour, il faudra oser prendre conscience que de rester dans sa zone de confort aspire le temps précieux de notre vie qui nous est compté car en se contentant de vivre de cette façon, nous errons sur terre au lieu d'Être au monde.

Puis, un matin, nous devrons éprouver cette absolue nécessité d'ouvrir enfin les yeux. Et, ce jour-là, il faudra canaliser la force d'aller détruire ce mur édifié en protection de nous-même afin de retrouver notre souffle de vie :
– aujourd'hui, il est temps de perdre avec acceptation cet ancien de nous,
– aujourd'hui, il est temps de défaire avec compassion ce que nous croyons que nous étions,
– aujourd'hui, il est temps de conquérir avec joie la véritable version de nous-même,
– aujourd'hui, il est temps de rejoindre avec amour notre chemin unique d'existence.

Lorsque chacun d'entre nous aura décidé de se choisir pour s'aimer comme il le mérite, l'amour partagé en sera transformé : se reconnecter à cet élan pur qui est en nous et qui a le don de pouvoir embellir chaque relation qui ne demande qu'à naitre dans cette justesse de la vie.
Il est urgent d'éprouver dans tout son Être que s'aimer est le seul exutoire permettant de donner un sens véritable à son existence.

« La solitude dans tes yeux n'a pour remède que l'amour que tu sauras enfin te donner.
La solitude dans ton cœur ne pourra jamais être comblée sans toi. »


Charlotte Vergori « De tout mon cœur »
(février 2021)





* photo de Charlotte Vergori