Article 39 : Vulnerabilis

✏️ Article 3️⃣9️⃣ : Vulnerabilis ✏️


Au cours de mes années de travail aux soins palliatifs, je me rends compte que les familles de nos patients ont souvent la même question qui les tourmentent au seuil de la mort de l’être aimé.
Cette question surgit durant ce moment délicat de la fin de vie qui va imposer toute sa douleur de la séparation. L’entourage est face à ce proche qui est profondément endormi et avec lequel la communication verbale n’est plus possible désormais. La vie s’affaiblit inéluctablement. Et les familles sont impuissantes.
Dans un ultime élan d’amour qui tente de retenir du bout de leur vie ce proche qui s’en va, leur vulnérabilité s’exprime et c’est alors que les familles me demandent :
« Croyez vous qu’il m’entende si je lui parle ? ».
Cette question m’a toujours tellement troublé. Pas dans le mauvais sens du terme, mais plutôt par la délicatesse profonde qu’elle renferme.
Les familles sont dans une pudeur extrême durant ces moments où le patient qui se meurt semble absent car nous sommes peu habitués à communiquer autrement que par le langage oral. Comment partager la vie et l’amour dans le silence ? L’un semble l’antithèse de l’autre et pourtant, il n’en est rien : le silence peut être intensément présence.
La fin de vie représente un moment suspendu, si intense en émotions, qu’il nous invite à nous recentrer en notre coeur et à nous connecter simplement au moment présent qui est l’unique maître du temps et de cette vie qui passe. Seul le présent existe réellement et il semblerait que les épreuves de la vie nous imposent de nous en souvenir expressément : nous n’avons plus d’autres choix que de vivre l’instant et d’essayer d’en retenir toute la puissance pour graver en nous ce qu’il reste de la vie de ceux qu’on aime.
Pouvoir dire adieu est une opportunité que tous les Êtres de ce monde ne vivront pas....
Bien sûr, cela n’épargne pas la douleur mais au-delà de ce tumulte d’émotions qu’il est normal de rencontrer lors de nos moments de souffrance, je me rends compte à quel point nous sommes démunis face à cette profondeur existentielle que recèle la mort. Elle donne pourtant du sens à nos vies humaines si nous avons le courage de la reconnaître. Mais nous sommes si désarmés face à elle, comme déshérités de notre connexion d’amour naturelle qui a été formatée par la vie superficielle que l’on mène au quotidien ne laissant place qu’à la peur du vide et de ce qu'on ne maîtrise pas. Nous ne savons pas comment réagir face à la réalité de la mort, nous sommes comme paralysés car elle est pour nous synonyme du néant....Mais sans elle, le cycle de la vie n’existerait pas : nos enfants, nos petits enfants et nos semblables ne pourraient rejoindre notre monde et venir l’embellir de leur singularité.
Sans l’ombre de la mort, la lumière de la vie ne peut venir transpercer les nuages.
Sans le passage de la mort, celui de la vie ne peut se frayer un chemin.
Sans la mort, la vie n’existe pas.
La mort nous renvoie à notre vulnérabilité la plus extrême. A travers elle, nous quittons notre carapace et retirons toutes ces couches qui nous aident à surmonter le monde extérieur et à limiter les coups de la vie. Nous laissons alors tomber nos masques sociaux, ceux qui nous permettent de nous positionner dans une société malade de toute humanité. C’est alors que nous redevenons juste soi, un être fort et fragile à la fois, un humain plus humble face au mystère de la vie et de la mort. Nous sommes enfin dépouillés de toutes nos futilités terrestres, nous pouvons déposer les armes, laisser couler nos larmes et oser aimer un peu plus fort.
Quand on observe, on écoute, on s'assoit auprès de nos patients, il est poignant de constater combien nous sommes tous psychiquement, spirituellement et physiquement des êtres toujours en danger de pensées envahissantes, de traumas non résolus, d'émotions écrasantes, de savoirs inutiles, d'images violentes, de bruits assourdissants...
Puis un jour survient, comme par miracle, dans le peu de la vie, dans sa fragilité la plus déroutante, dans sa douceur la plus enveloppante, l'immensité de ce que peut être notre existence et qui resurgit soudainement, pour nous faire vivre des instants de connexions et d'authenticités avec soi et avec nos semblables qui sont bouleversants…
Alors oui, chère famille, osez croire que dans cette infime, ceux que vous aimez entendent : parlez leur sans détour, touchez les de votre tendresse, respirez leur présence, embrassez les de votre douceur, dites leur votre amour...
Le lien que vous avez su tissé avec eux au fil de vos existences transportera tous ces ultimes partages de coeur jusqu'à leur esprit qui demeure vivant. Laissez les doutes et les peurs pour la vie matérialiste qui nous vole toute notre énergie et faisons place, durant au moins ces instants, à la possibilité de croire en l'éternité des sentiments...
La séparation n'existe que dans notre mental d'être humain. Notre âme, elle, voyagera à jamais à travers le temps et l'espace...
Alors n'ayez crainte chère famille, faites vous confiance, et chérissez de tout votre cœur chacun de ceux que vous aimez, jusqu'au bout, jusqu'au dernier souffle de celle ou celui que vous veillez...
Nos patients, ces êtres que vous aimez tant,
me prouvent que même s'ils ont été abimés,
qu'il est possible de quitter ce monde
dans un amour inconditionnel de ce qu’a été la vie, la leur,
et de tout ce qu’ils ont aimé dans ce monde…



Charlotte, Novembre 2024
« A ces regards humains que je croise,
je vous dois l’ouverture de mon coeur qui parfois se referme...
mais que votre humanité vient réenchanté...Merci."





(Dessin de C.Moulis)